Faculté & Recherche -R&D : la “coopétition” entre entreprises rivales est-elle possible ?

R&D : la “coopétition” entre entreprises rivales est-elle possible ?

Des concurrents qui unissent leurs forces pour échanger des idées et créer de la valeur sur le marché : une stratégie vouée au désastre ? Pas forcément, comme on le constate avec l’exemple du secteur des télécommunications. La notion de “coopétition” offre à des entreprises concurrentes la possibilité de collaborer et co-créer à long-terme : il faut toutefois que les partenariats formés le soient bien en amont du lancement d’un produit ou d’un service, réduisant ainsi les coûts en matière de R&D et d’innovation.

Dans un contexte de progrès technologiques rapides et de concurrence mondiale, les entreprises ne possèdent pas nécessairement les ressources R&D requises en interne pour innover seules : l’association avec d’autres acteurs du marché devient plus que jamais une nécessité. Le secteur des télécommunications en est emblématique et initie une tendance croissante à la collaboration avec des entreprises a priori concurrentes, en vue d’associer tôt dans la chaîne de conception des produits et services qui seront finalement en compétition sur le marché. Pour recevoir une plus grosse part du gâteau, les entreprises doivent donc accepter de co-créer de la valeur et se donner l’opportunité d’augmenter ainsi la taille du marché à se partager.

Des stratégies, et donc des partenaires, forcément complémentaires

Le secteur des télécommunications s’avère particulièrement propice à la “coopétition”, avec le court cycle de vie des produits, les possibilités de convergence technologique et les coûts de R&D généralement élevés. Pour ce faire, toute entreprise envisageant de nouer ce type de partenariat doit être sur la même longueur d’onde stratégique, dans une logique d’exploration commune d’idées novatrices, plutôt que d’exploitation en son intérêt propre. Ainsi, les entreprises partenaires pourront être concurrentes en matière de relation client, mais collaborer sur des activités comme la R&D pré-compétitive. En somme, ceux qui rejoignent le partenariat s’accordent pour partager le risque d’échec comme la perspective de récolter les fruits d’une collaboration qui s’inscrit dans la durée.

La success story Celtic-Plus

Récemment, une étude a été réalisée en partenariat avec Celtic-Plus, le programme de recherche EUREKA de l’industrie européenne spécialisé dans les télécommunications et les technologies de l’information pour un “monde intelligemment connecté” (“Smart Connected World”). Le groupe rassemble depuis 2003 les principaux opérateurs et fabricants mobiles européens, et, à l’échelle de 39 pays, des grandes entreprises, des PME, des instituts de recherche et des universités. Le secteur des télécommunications est un cas particulièrement intéressant en raison de la saturation générale du marché, d’un ralentissement général de la croissance et de la concurrence féroce des opérateurs de réseaux virtuels mobiles. La nécessité d’innover est donc plus forte que jamais : le bon sens impose aux rivaux potentiels de faire équipe. Des dirigeants et des responsables R&D représentant Eurscom, Telefonica, Nokia-Siemens, Deutsche Telekom, Alcatel Lucent, Ericsson, Telenore ou encore France Télécom ont ainsi été interrogés sur différents éléments : leur raison de s’impliquer dans un partenariat, leur perception des facteurs de réussite, leurs attentes lors de l’entrée dans la “coopétition”, mais aussi les avantages globaux dont ils allaient bénéficier.

 

Celtic-Plus se caractérise par sa stratégie ascendante, faisant office de zone de test pour les partenaires, avant qu’ils n’entrent potentiellement dans la “zone dangereuse” du lancement de produit ou de service. Ce qui implique que les partenaires se mettent d’accord, à un stade très précoce du processus, sur la nécessité de partager également les risques et les investissements. Les entreprises partenaires doivent par ailleurs considérer comme essentielle l’immaturité relative de la technologie en cours de conception. L’occasion leur est ainsi offerte, non seulement de concevoir de nouvelles idées ensemble, mais aussi d’établir une norme pour une application ultérieure. Différentes interviews réalisées ont montré que les participants estimaient qu’ils s’étaient engagés dans une démarche gagnant-gagnant, où la “coopétition” est perçue comme une opportunité plutôt que comme une menace. Le rôle et la contribution de chaque partenaire sont clairement définis dès le début, et les clés du succès d’un tel dispositif collaboratif s’illustrent par l’ouverture, la souplesse et la convergence d’idées.

L’épineuse question de la gestion

Celtic-Plus est l’exemple parfait d’une stratégie “coopétitive” réussie. La question de sa gestion reste cependant primordiale, qu’il s’agisse des opérations à plus forte valeur ajoutée comme des moins productives. Dans de telles configurations, des tensions surviennent inévitablement : les managers doivent donc les anticiper et les chercheurs continuer d’explorer la meilleure manière de gérer la dynamique de collaborations “défectueuses”. Celtic-Plus est également une référence en termes de “coopétition” exploratoire. La confiance et les mécanismes de gouvernance exigent évidemment une analyse préalable plus approfondie de leur impact sur la mise en place d’un partenariat de type “coopétitif”.

Ce qui est sûr, c’est que la “coopétition” est une solution alternative très viable pour les entreprises qui disposent de ressources insuffisantes pouvant difficilement innover seules. En somme, s’entendre avec l’ennemi n’est pas forcément une mauvaise chose, du moment que les termes du contrat sont établis dès le début.


Ce texte s’inspire de l’article “Les facteurs déterminants dans l’émergence de la stratégie de coopétition dans la R&D”, écrit par André Nemeh et Saïd Yami, et publié dans la revue “International Studies of Management & Organization” (46, 2016).

André Nemeh est professeur assistant à Rennes School of Business. Il s’intéresse aux relations interorganisationnelles, à l’apprentissage organisationnel, à l’innovation technologique et à la gestion stratégique de la “coopétition” et de l’innovation dans les secteurs de haute technologie.

Saïd Yami est professeur de stratégie à l’université de Lille et à la Kedge Business School en France. Ses intérêts de recherche comprennent la stratégie d’entreprise, l’innovation stratégique et l’esprit d’entreprise.

 

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